Parce qu’il faut toute une Vallée
Derrière le clocher de l’église de Saint-Raymond, le massif laurentien s’étend jusqu’à l’horizon. C’est sur ce vaste territoire, façonné par les glaciers, que se déploie la Vallée Bras-du-Nord. Bien au-delà des paysages et des aventures qui captivent les visiteurs, cette forêt et ces cours d’eau abritent les racines d’une vision unique : une coopérative de solidarité assez forte pour transformer tout un village.
Aux côtés d’une petite équipe d’idéaux partagés — dont faisait partie Danielle Larose, grande visionnaire du projet — Frédéric Asselin a lancé la Vallée Bras-du-Nord en 2002. D’abord, il a fallu convaincre les gens de Saint-Raymond du potentiel de leur territoire comme destination plein air d’envergure, et ensuite, bâtir et promouvoir cette vision. L’ambition était aussi de créer un modèle coopératif novateur et économiquement viable, un chemin parsemé d’embûches.
« C’était un défi à chaque étape. On avait le vent de face, et la communauté doutait », se souvient Étienne Beaumont, qui codirige aujourd’hui la coop avec Frédéric. Originaire de Saint-Raymond, Étienne avait quitté la région pour ses études, mais est revenu pour un contrat temporaire de six mois, construisant des sentiers avec des jeunes sans autre place. Près de 20 ans plus tard, il est toujours là, aux côtés de Frédéric. Et le modèle coopératif tient bon.
Aujourd’hui, la coopérative rassemble des membres travailleur·euse·s, de soutien, et des producteur·rice·s. De l’agriculteur qui accorde un droit de passage au personnel qui donne chaque jour de son temps, chacun·e contribue à faire de la coopérative un pilier social et une fierté pour la communauté de Saint-Raymond.
Jeunes familles en quête d’une communauté
Au-delà de la préservation d’un territoire exceptionnel, la Vallée Bras-du-Nord est devenue pour plusieurs une raison de rester à Saint-Raymond, d’y revenir, ou même d’y emménager.
Étienne Beaumont est particulièrement fier de participer à cette revitalisation. « Ceux qui viennent travailler ici sont des passionnés. Ils quittent des milieux mieux payés pour intégrer une coop. Ils sentent qu’ils appartiennent à un tout. » C’est le cas d’Alexandra, qui ajuste son porte-bébé en surveillant son aîné, deux ans, toujours prêt à partir. À proximité, ses collègues pratiquent des rituels similaires : Gabrielle berce son deuxième et Jasmine, enceinte de huit mois, s’amuse avec sa fille de trois ans. La famille Bras-du-Nord prend racine.
Attirés par une communauté de valeurs et un cocon de nature, Alexandra et son conjoint, Alexandre, ont choisi Saint-Raymond en pleine pandémie, rejoignant aussi les parents d’Alexandre, déjà installés. Sans savoir ce qui les attendait en quittant Sept-Îles, Alexandra a trouvé son rôle de coordonnatrice marketing et communication pour la Vallée et une place en garderie pour Grégoire. « Élever nos enfants ici, c’est rassurant, avec tout ce qui nous attend, des changements climatiques à la polarisation des opinions. » Depuis, ses parents et son frère ont eux aussi rejoint la région.
Alexandre redécouvre, pour sa part, un Saint-Raymond transformé après 20 ans d’absence. « Quand je suis parti en 2001, deux compagnies de bois fermaient, mes oncles étaient tous au chômage… Difficile d’imaginer un avenir radieux. » Assis sur une grosse pierre, le géographe de formation pointe la chute Delaney. « Ici, les chutes sont des lacs en hauteur qui se déversent. Ce paysage est le fruit de l’érosion des glaciers. » Dans ce décor, le coordonnateur finances et ventes est chez lui, pleinement.
CULTIVER LES LIENS ET LE TERRITOIRE
Visiter la Vallée Bras-du-Nord, c’est découvrir une diversité de paysages grandioses : plans d’eau scintillants, 80 km de sentiers de hiking, et un vaste réseau de pistes de mountain bike. Ces sentiers, traversant tantôt des terres publiques, tantôt des terrains privés, sont accessibles grâce à la précieuse collaboration des propriétaires. Frédéric Asselin se souvient encore des visites porte-à-porte pour obtenir ces droits de passage : « On les a convaincus un à un, en leur disant “embarquez pour un an, et après, on verra”. » Depuis, la roue tourne sans cesse.
À quelques minutes du centre de Saint-Raymond, le « mont du Suisse » accueille un secteur réservé au vélo de montagne. Juste en face, les vaches laitières de Fanny Roy et Pierre Eggen observent le va-et-vient des cyclistes. Ce nom, le « mont du Suisse », rend hommage à Pierre, d’origine suisse-allemande, qui a accepté de s’associer à la coopérative. « Je me suis dit que les sentiers de vélo dissuaderaient les gens en motocross de venir abîmer mes terres. » Et la formule fonctionne : les cyclistes défendent avec ferveur les pistes contre toute intrusion.
Alors que le soleil décline doucement, les jeunes du club de vélo s’enfoncent dans la forêt en file indienne. Depuis leur terrain, Fanny et Pierre les regardent, bienveillants. Ce soir d’été a quelque chose de bucolique — pourtant, lors des journées chargées, ce sont parfois des centaines de vélos qui passent à proximité de leur maison. Mais tant que les bénéfices dépassent les inconvénients, le couple reste engagé.
Un jeune du club interpelle Pierre : « Une de tes vaches s’aventure près des sentiers, je sais pas si tu avais vu. » Pierre esquisse un sourire et part chercher l’intrépide bête. Un petit coup d’œil à la clôture s’impose.
LE TOURISME DURABLE, C’EST GALVAUDÉ
Calcul des GES, emplois de qualité, engagement dans le mouvement « 1% for the planet », préservation de l’environnement et promotion de l’égalité des genres : la Vallée incarne à merveille le tourisme durable. Pourtant, ni Frédéric ni Étienne ne mettent de l’avant tous ces aspects. Leur mariage du modèle coopératif et du développement durable repose sur une vision de prospérité ancrée dans leurs valeurs d’origine.
Que ce soit en développant une offre d’hébergement moderne ou en concevant des sentiers de vélo de montagne qui attirent les passionnés de partout au Québec, la Vallée sait tirer son épingle du jeu. Pour Étienne, « si t’as pas de force économique, tu dépends de tout le monde. Ta vision est molle. » Cette indépendance assure l’intégrité du territoire : chaque sentier est pensé pour limiter les coupes et anticiper l’érosion, quitte à prendre plus de temps. La terre a ses limites, la forêt aussi. Étienne souhaite que « le jour où je ne serai plus là, ces sentiers continuent de servir la société, et que ce modèle économique demeure ancré dans un tissu social fort. »
Au fil des ans, la communauté s’est mobilisée autour de la coopérative : club de vélo de montagne, programme plein air au secondaire, événements sportifs d’envergure. Saint-Raymond vit au rythme de la Vallée. Les citoyens participent aux corvées bénévoles et patrouillent les sentiers. « Ce sont nos meilleurs porte-paroles! Des différences subsistent, mais peu à peu, on se rejoint. »
Le bruit des motoneiges et des quads résonnera toujours à Saint-Raymond. Le territoire est vaste, avec de la place pour tous, tant que la Vallée continue de préserver cet équilibre fragile, dans le respect de chacun.
CHACUN·E SON SENTIER AVEC LE PROJET EN MARCHE
« Il va falloir être deux pour bouger celle-là, les gars. » La pierre pointée par Étienne Beaumont semble impossible à déplacer. Autour de lui, les participants 2023 du Projet En Marche s’activent, pelles et pioches en main ; une équipe de travailleurs forestiers comme tant d’autres. Mais ces dix jeunes adultes affrontent aussi un défi invisible : celui de se reconstruire. Ayant été mis de côté à l’école ou en emploi, certains vivent une grande anxiété sociale, d’autres luttent contre des problèmes de consommation.
« Ce sont des jeunes qui ne savent pas vraiment où s’en aller dans la vie, et là… on fait un sentier dans le bois! lance Étienne. On les implique dans le décisionnel : comment tu vas le réaliser, as-tu les bons outils, es-tu bien entouré pour faire ça ? Si tu ne travailles pas beaucoup, il n’y aura pas grand-chose qui va se faire. Mais regarde à quoi ça peut ressembler quand tu travailles fort ! »
Le Projet en marche leur offre une opportunité de réinsertion professionnelle. Pendant six mois, ils travaillent 35 heures par semaine dans la Vallée, sans substances, sans téléphone, sans musique. En plus de construire des sentiers, ces jeunes apprennent le plein air et participent à des ateliers avec une travailleuse sociale, une psychoéducatrice et des organismes du milieu.
Annie Plante, coordonnatrice du projet depuis 11 ans, rencontre les participants aujourd’hui, à l’abri d’une grande bâche jaune. Encore une fois, l’intervention par la nature et l’aventure fait ses preuves. « Les jeunes voient que, coûte que coûte, on est là pour eux. Les trois quarts vont vraiment améliorer leur sort une fois le projet terminé. »
Justement, l’un d’eux, William, s’approche d’Annie, le regard confiant. « Comment ça se passe aujourd’hui, William? » Il travaille fort pour construire sa confiance et éviter la consommation. « Quand j’ai commencé ici, je n’étais pas capable de regarder les gens dans les yeux. Juste d’aller à l’épicerie et voir du monde, ça me stressait. » Aujourd’hui, il marche tête haute et sourit même aux inconnus.
Le Projet en marche est au cœur de la mission de la Vallée depuis les débuts. Étienne s’inspire chaque jour du courage des participants. « Travailler avec ces jeunes-là, ç’a été une révélation pour moi. J’avais la mission intérieure de partager ce style de vie, le plein air… Ce sont mes héros, vraiment. » Pour un aperçu du travail colossal qu’ils accomplissent, il suffit de regarder l’escalier des Pas de géants, une création 100 % Projet en marche.